La poirée, un air blette

Ses innombrables dénominations témoignent d’un profond ancrage dans les territoires et révèlent les multiples usages qu’en firent les Hommes au cours de sa longue Histoire. Très proche de la betterave, dont elle dérive, la poirée cultive néanmoins une différence de taille par rapport à son illustre cousine : les consommateurs délaissent ses racines au profit de ses feuilles et de leur généreux pétiole large, gras et croquant.

Blette à Nice ou à Lyon, côte de bette à Bâle, jotte en Vendée, joute en Gironde…sous ses maintes identités, façonnées au fil du temps par les langues et les traditions locales, ce légume pourtant millénaire finirait presque par passer incognito. Certains puristes s’accordent pour le désigner sous un de ces vocables historiques : « poirée ». Appellation qui remonte à son passé moyenâgeux, époque gourmette où on réduisait son pétiole et ses limbes en purée pour agrémenter une soupe à base de poireaux, d’où le nom donné à cette préparation médiévale : « porée ».

Sans le savoir peut-être, les Vendéens et les Bordelais font référence à ce lointain potage lorsqu’ils parlent de « jotte » ou  « joute », apparentés l’un comme l’autre au bas-latin « jotta » qui servait à qualifier jadis les « bouillies de légumes ».

Une mère commune ?

« Blette », autre dénomination de la poirée qui fleurit, ça ou là, le langage courant de très nombreuses régions, est un terme impropre : il traduit en effet une évolution déformée de « bette » qui reste sans doute le mot plus approprié* pour caractériser scientifiquement cette bisannuelle, classée par les botanistes dans la grande famille des Amarantacées où émarge aussi la plus familière betterave rouge.

Les deux cousines seraient issues de la même souche, la betterave maritime, espèce sauvage qui peuple depuis très longtemps les littoraux du continent européen et les côtes du bassin méditerranéen. Si elles partagent la même aïeule, les deux plantes n’en ont pas moins connu des parcours et surtout des évolutions très différentes. L’une a été sélectionnée à partir d’un individu à grosses racines comestibles : cette « matrice » a donné la betterave rouge actuelle dont on consomme la partie souterraine tubérisée et empreinte d’un pourpre profond qui a laissé d’impérissables souvenirs à des générations d’écoliers.

cardes colorées

L’autre provient d’un sujet qui, en son temps, et contrairement à son homologue, avait su développer de grandes feuilles soutenues par de volumineux pétioles : cette espèce est à l’origine de la « poirée » ou « bette » devenue plus tard « blette ». On y prélève les principaux éléments aériens afin de les cuisiner : les feuilles, plutôt jeunes, et aussi les cardes – ou côtes – qui les portent.

Au fil des siècles, la « poirée » a été perfectionnée pour offrir de beaux pétioles larges et charnus : après une longue période de disgrâce, sensible dès la seconde moitié du XXᵉ siècle, la plante amorce aujourd’hui un indiscutable retour en force à la faveur de l’engouement assez récent que manifeste le grand public à l’égard des légumes anciens.

Jaunes, vertes ou rouges… nos amies les blettes

Plus d’une trentaine de variétés de « blettes » sont aujourd’hui répertoriées dans le Catalogue Européen. Il s’y déploie de beaux cultivars arborant des cardes rose, rouge ou jaune couronnés, pour certains, d’étonnantes fleurs translucides. Qualités esthétiques qui confèrent à la Beta vulgaris L. subsp. Vulgaris une indiscutable valeur ornementale.

Entre classiques incontournables et perles rares dotées d’un pouvoir visuel et d’un potentiel gustatif très prometteurs, opérons un petit zoom sur quelques variétés de « poirées » :

La blette verte à cardes blanches est sans doute la plus prisée et la plus connue des Français. Il faut dire qu’elle domine, d’assez loin, l’ensemble de ses consœurs sur les étals des marchés : ses larges tiges plates et trapues supportent d’immenses feuilles cloquées d’un vert intense, souvent cuisinées à la façon des épinards. Résistante à la chaleur et au froid, elle traverse l’été avec une certaine aisance et se récolte jusqu’au milieu de l’automne (pour un semis entre avril et mai).

 

 

 

Poirée à cardes jaunesLa blette à tige jaune, ou « poirée jaune », peut-être issue d’un vieux croisement entre la betterave européenne et une espèce sud-américaine, combine à ses indéniables qualités gustatives un esthétisme naturel due à la couleur peu commune de ses pétioles, aussi longs que robustes. Cette bette adorable et surprenante produit de belles feuilles vert blond : à récolter jeune de préférence pour les déguster crues en salades, ou cuites à la vapeur.

 

 

 

 

Avec la poirée rhubarb Chard, on passe du jaune au rouge : le contraste frappant entre ses cardes écarlates et le vert de son feuillage érige cette variété rare et accrocheuse au rang de bette de scène. Le spectacle ne se prolonge malheureusement pas jusqu’à l’assiette : la belle couleur de ses gros pétioles s’évaporent en effet très vite à la cuisson.

 

 

 

 

Si la bette était un feu d’artifices, la variété Bright Lights Five Colours lui tiendrait sans doute lieu de bouquet final : son incroyable patchwork, où le rose se mêle au rouge et le jaune à l’orange, explose littéralement de beauté. En cuisine et en bouche, cet arc-en-ciel de couleurs tient toutes ses promesses, même s’il ne résiste pas visuellement à la chaleur du fourneau. À la béchamel, ses cardes font fureur. Mais elles se cuisinent avec le même délice à la vapeur, ou en gratin ;

*La civilisation romaine l’aurait surnom béta, du nom de la lettre grecque éponyme, dont le profil incliné β évoquait celle de la tige de la plante courbée par le poids de ses graines. Une thèse formulée par des botanistes et apothicaires français du XVIIᵉ et XVIIIᵉ siècles comme Gaspard Bauhin et Nicolas Lemery, puis reprise bien plus tard par Henri Leclerc dans ses « Légumes de France » (1927).

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