« Blé noir », son appellation vernaculaire, est pour le moins trompeuse, et son enracinement breton, enveloppé dans un séduisant pot-pourri de mythes et légendes, doit être relativisé sur les bords. Enfin, aussi surprenant que cela puisse paraître, ce cousin de la rhubarbe et de l’oseille se raréfie aujourd’hui sous nos contrées et ne se cultive plus pour des motifs uniquement…alimentaires. Est-ce à dire qu’il ne sert à rien, le sarrasin ?
Vous avez dit « blé » ?
Un poète hirsute qui se prendrait à mordre dans l’épaisseur moelleuse d’une bonne galette de blé noir en gardant les yeux clos verrait sans doute, dans la profondeur de ses pensées, la houle jaune d’un océan de céréales battu par les vents jusqu’à la lisière de l’horizon.
Pour être belle et apaisante, l’image n’en serait pas moins un peu erronée. Avec son étendue verte et fleurie, une parcelle hérissée de sarrasin n’offre pas le même tableau qu’un champ de froment blond et pailleux. Les deux plantes n’ont rien à voir l’une avec l’autre, malgré l’appellation commune que les Français leur ont donné, par paresse ou facilité sémantique.
Il est vrai que le sarrasin se cultive et se prépare comme une céréale, d’où le raccourci opéré entre les deux « espèces ». On extrait la graine de son fruit pour la broyer et la réduire en farine ou en bouillie. Un procédé identique à celui qu’on met en œuvre pour le seigle, l’orge, les mils et, bien sûr, le blé traditionnel. Ces quatre derniers végétaux appartiennent d’ailleurs tous à la même famille botanique, celle des graminées (ou Poacées). Le « blé noir » se classe, lui, dans la tribu des polygonacées, aux côtés de la renouée, de la rhubarbe et de l’oseille dont on mange, non pas la semence, mais les tiges ou les feuilles.
Les deux types de farine issus de ces groupes distincts diffèrent sur un point essentiel auquel les consommateurs atteints de la maladie cœliaque ne sont pas insensibles : contrairement à la « poudre » blanche produite à partir de l’épi de blé tendre, celle du sarrasin, qui envoie une légère et agréable saveur de noisette dans le gosier, ne contient pas de gluten. Une protéine indispensable à la panification. Voilà pourquoi le sarrasin n’entre jamais seul dans la composition du pain classique à la texture ferme et croustillante. Il trouve plutôt à s’employer dans les pâtes molles destinées à la confection de galettes et autres pains spéciaux, ou à la production de bouillies en tous genres (de type porridge ou Kacha en Europe de l’Est).
Vous avez dit « noir » ?
Les associations d’idées, nées au Moyen-Age, ont souvent la peau très dure et traversent le temps comme des flèches, sans coup férir. Le blé « noir » doit originellement son qualificatif à la teinte sombre de ses grains triangulaires dont on obtient, après moults moulages, une farine foncée, en réalité plus grise que noire. Les médiévaux européens, jamais avares d’analogies simplistes, s’empressèrent de peindre sa réputation d’un nom ultra-connoté à l’époque des croisades : « sarrasin ». Terme très générique qui servait alors à désigner les populations à peau mate du Proche-Orient et/ou d’Afrique du Nord.
Son nom scientifique – Fagopyrum esculentum – serait un clin d’œil à Fagus sylvatica, l’appellation latine du hêtre dont les faines brunes et pyramidales rappellent vaguement les grains gris du blé noir. Enfin, la signification profonde de certaines expressions s’éclaircit à l’aune des éléments que nous venons d’exposer. « Manger son pain noir » – au sens figuré, être confronté à une période difficile – fait référence, au moins depuis le siècle de la Renaissance (XVIᵉ), aux pâtes cuites élaborées à partir de céréales ou pseudo céréales moins nobles et exigeantes que le blé tendre.
Vous avez dit « celte » ?
Mmmm… Existe-t-il mets plus onctueux et gouteux qu’une bonne galette bretonne ? La légende, solidement ancrée dans les esprits tricolores, associe avec raison le sarrasin aux bocages verts et aux milieux prairiaux de la péninsule armoricaine où les hasards de l’Histoire ont confiné la culture celtique, comme dans un cocon.
Une idée largement répandue attribue même à la duchesse Anne (morte en 1514) l’introduction du blé noir sur ces terres reculées du Royaume de France. Un mérite assez usurpé, car des semences de sarrasin, datant d’une période bien antérieure au règne de la princesse nantaise, ont été retrouvées dans la région par des archéobotanistes (Xᵉ siècle).
Il est vrai néanmoins que sa culture s’y impose juste avant la Renaissance et entre définitivement dans le régime alimentaire des « locaux » (des documents rennais font pour la première fois mention de la plante en 1497). Plusieurs facteurs plaident alors en faveur du blé noir : il se contente de sols pauvres, jouit d’une maturation rapide (trois mois) et dispose d’un bon potentiel en termes de rendements. De plus, il n’est pas soumis à la dîme, une taxe ecclésiastique qui, à l’inverse, frappe lourdement le froment, beaucoup mieux considéré par les élites.
Les paysans bretons de cette époque voient très vite dans le sarrasin une plante de substitution capable de pallier, en urgence, une mauvaise récolte de blé classique, et de les prémunir contre le risque de disette.
Vous l’aurez compris : le sarrasin n’est pas né « celte ». Originaire du sud de la Chine, il a atteint l’Europe par petites touches, d’abord par l’Est (Pologne, Russie, Tchéquie). Puis, il a touché la Normandie et la Bretagne par l’intermédiaire du commerce maritime opérant dans la mer Baltique et la mer du Nord. En France même, l’Armorique est loin de détenir le monopole du blé noir. On en trouve la trace dans de nombreux territoires intérieurs : Lozère, Auvergne, Champagne, Limousin, Savoie….
Vous avez dit « bio » ?
Le sarrasin n’est pas qu’une usine à grains destinés aux meuniers qui fabriquent la « farine de blé noir », ingrédient phare des irrésistibles galettes « bretonnes ». En culture principale ou interculture, la plante est réputée pour ses vertus « nettoyantes » appliquées aux parcelles en friche colonisées par les mauvaises herbes.
La polygonacée oppose à ces adventices ses toxines et sa croissance rapide (30 à 65 jours) capable de juguler très vite la prolifération des « invasifs ». Ce n’est pas tout : son système racinaire ramifié et pivotant ameublit le sol en profondeur. Cela permet d’assurer un drainage naturel et fait barrage aux phénomènes érosifs. Encore mieux : en place, le sarrasin absorbe les éléments nutritifs -comme le phosphore – dans les couches profondes. Des minéraux qu’une fois coupé et retourné au sol, l’engrais vert rend disponibles pour les cultures suivantes.
Autant de propriétés qui s’accordent parfaitement avec la culture bio sur laquelle la filière Blé noir Tradition Bretagne, reconnue par un IGP depuis 2010 (Indication Géographique Protégée) s’engage stratégiquement, pour gagner en qualité, contrer une concurrence mondiale de plus en plus forte impulsée depuis le Canada, les Pays baltes ou encore la Chine : sur les 25 000 tonnes de sarrasin qu’elle consomme, la France en produit aujourd’hui environ 10 000 et 70% du blé noir écoulé en Bretagne est…d’origine étrangère.
Au sein même de l’Hexagone, la péninsule armoricaine n’est plus seule en ligne. En effet, la production de sarrasin a augmenté ces dernières années en Région Nouvelle Aquitaine où la plante séduit par sa capacité à « piéger les nitrates ».
Merci pour au rédacteur pour ces informations bien documentées et bien écrites, et d’un grand intérêt. C’est un plaisir de vous lire. Cordialement