Depuis son espèce sauvage, dont des vestiges ont été découverts il y a 15 000 ans au sud du Chili, jusqu’à son espèce la plus répandue – Solanum Tuberosum – qui s’est imposée en Europe par l’entremise des Conquistadors espagnols, la pomme de terre a taillé sa route sans coup férir d’un continent à l’autre, au gré d’un parcours presque dénué d’embûches. Presque, car sous certaines latitudes, et notamment en France, les réticences à l’égard de la fameuse racine, parfois servie écrasée pour remplacer la consommation d’un pain devenu trop cher et rare, a ralenti son irrésistible ascension, jusqu’à ce qu’un certain Parmentier, habile propagandiste, change la donne.
À quel État revient la paternité de la patate ? En Amérique latine, les disputes ont été parfois houleuses entre le Pérou et le Chili, chacun de ces deux pays limitrophes voulant, dans une approche souvent plus chauvine que véritablement scientifique, s’attribuer le « Copyright » du divin légume dont les immémoriales sources andines ne font, il est vrai, plus guère de doute. Longtemps, le régime de Santiago a tenu la corde face au son homologue de Lima.
C’est en effet sur son sol que le spécimen le plus ancien de pomme de terre a été déniché, à la fin des années 1970 : il s’agit de la Solanum Maglia, une espèce sauvage consommée mais jamais cultivée, dont quelques restes vieux d’au moins 15 000 ans ont été identifiés sur le site archéologique de Monte Verde, au sud du Chili.
La pomme de terre, plus qu’un en-cas chez les Incas
D’un point de vue strictement chronologique, les Amérindiens qui habitaient cette partie méridionale de la côte pacifique auraient eu la primeur du précieux tubercule. Mais il faut remonter bien plus au nord, jusqu’au Pérou, pour retrouver les traces d’une primo-domestication, à 2 800 mètres d’altitude, dans les grottes de Tres Ventana lovées dans le canyon Chilca, située à 65 kilomètres au sud-est de l’actuelle Lima.
L’horloge du Temps indique alors à peu près – 8000 avant notre ère : assez vite, le légume, gorgé de protéines, devient avec le maïs une des aliments de base des populations locales, malgré son amertume et ses effets potentiellement nocifs liés à la présence de glycoalcaloïdes, substance naturellement secrétée sous forme de solanine par de nombreuses… Solanacées, dont la tomate*.
Cette tare phytobiologique, capable de causer chez les sujets les plus sensibles des troubles gastro-intestinaux aux conséquences parfois gravissimes, fut sinon conjurée, du moins altérée à la faveur d’une technique de conservation perfectionnée par la civilisation pré-inca Tiwanaku, établie sur la rive sud du lac Titicaca (entre Pérou et Bolivie). Vers – 1 500, ces agriculteurs procédèrent à la détoxification de la pomme de terre par lessivage, séchage au soleil et congélation dans la glace.
Ce traitement de choc en trois étapes, qui permettait de réduire naturellement le taux de solanine, détermina en grande partie le destin mondial auquel était promis le tubercule : la communauté scientifique admet aujourd’hui qu’une teneur maximale en glycoalacaloïdes de 20 à 25 mg par portion de 100 g détermine la comestibilité de la plus populaire des Solanacées** (c’est heureusement le cas de variétés qui sont commercialisées aujourd’hui).
Selon un mécanisme anthropologique bien connu, les peuples anciens, fascinés par les vertus alimentaires et/ou médicinales d’une plante offerte par la Nature tel un cadeau miraculeux, ne tardaient pas à la vénérer : la pomme de terre n’échappa pas à ce processus qui, indirectement, la plaça sous l’égide d’une déesse mère, Axomama, figure de la mythologie Inca.
Bien ancrée dans son paysage andin, la racine finit par quitter son berceau il y a environ 500 ans, peu après l’arrivée des Européens sur le continent sud-américain. À cette époque, les Amérindiens avaient domestiqué une dizaine d’espèces parmi les 200 tubéreuses du genre Solanum. Ce groupe de dix pommes de terre sont à la source d’une très grande majorité de variétés qui sont consommées aujourd’hui aux quatre coins du globe.
Du Nouveau Monde, les conquistadors espagnols rapportèrent sans doute, dans un premier temps, celle qu’ils baptisèrent Solanum Andigenum, native des montagnes péruviennes. Les Européens lui préférèrent bientôt Solanum Tuberosum, mieux adaptée à leur climat et leurs conditions de culture. Contrairement à l’autre, cette dernière espèce a en effet la possibilité de pouvoir tubériser en jours longs (donc l’été).
Pour l’anecdote, une légende locale rapporte que les Incas, viscéralement attachés à cet aliment, patrimoine de leurs Dieux et indispensable à leur propre survie, répugnèrent à livrer aux envahisseurs les espèces auxquelles ils tenaient le plus. Rien ne dit en revanche que les sujets introduits l’autre côté de l’Atlantique étaient de piètre qualité.
Merci Parmentier !
Comment la pomme de terre a-t-elle été accueillie chez nous ? Vers 1600, son degré d’acceptation par les populations européennes n’est pas le même au sein de l’espace anglo-saxon, assez rapidement friand du nouveau légume, et dans les pays latins, dont la France, étonnement beaucoup plus rétifs. Comme toute nourriture tirée du sol, la patate pâtit d’une piètre réputation, entourée de superstitions teintées de diabolisme et assombries de folklore (préjugé dont a aussi souffert la truffe, pour les mêmes raisons).
Avant la Révolution de 1789, l’agronome Antoine Parmentier, véritable apôtre de la pomme de terre, promeut dans plusieurs mémoires scientifiques les vertus nutritionnelles du tubercule, qu’il cultive sur deux arpents à Neuilly-sur-Seine (plaine des Sablons en 1786) et va jusqu’à introduire à la table royale. Le monarque de l’époque, Louis XVI aurait su gré au savant de son initiative, jusqu’à lui déclarer solennellement qu’un jour, « La France le remerciera d’avoir trouvé le pain des pauvres ». Juste intuition : mieux considérée, la plante sud-américaine aurait-elle pu sauver l’Ancien régime, secoué quelques années par les révoltes populaires nées de la cherté du traditionnel pain aux céréales ?
On compte aujourd’hui plusieurs milliers de variétés de pommes de terre à travers le monde, peut-être 5 000, voire plus de 10 000 selon certaines estimations. Les cultivars modernes que l’on trouve un peu partout, notamment en Europe, « descendent » des espèces importées sur le Vieux Continent à la fin du 16ᵉ siècle. L’Amérique du Sud a su conserver certains sujets indigènes, à l’image de la Colombie qui compte une soixantaine de variétés natives.
Le catalogue officiel français comptait en 2020 un peu plus de 200 variétés inscrites.
Citons, par exemple, la Belle de Fontenay, une des plus anciennes sélections d’origine française encore cultivée (elle remonte à la fin du 19ᵉ siècle). Parmi les autres fiertés nationales, figurent la Bonnotte de Noirmoutier, devenue rare, et la Charlotte créée par un laboratoire breton à la fin des années 1970 (sa mise sur le marché date de 1981). Surtout cultivée en Picardie, la Pompadour est beaucoup plus récente (1992).
La Désirée, reconnaissable à sa peau rouge, provient des Pays-Bas (1962). La Bernadette, appréciée pour sa chair ferme, est allemande (2002) et la vieille Up to date britannique (1894).
Voir l’ensemble des variétés commercialisées par la Bonne Graine, et ses conseils de culture.
*Les deux légumes sont d’ailleurs classés au sein de la même famille botanique, celle des Solanacées où pointent également l’aubergine et les poivrons.
**« Solanine poisoning from potatoes », FDA Poisonous Plant Database, 1960