Avec son teint de papier mâché et sa silhouette un peu écrasée, il n’a sans doute pas la mine d’un chef d’œuvre, ni la stature d’un César (Ave !). Pire : à rebours du vers susurré par l’Homme à tête de chou proclamant que « la beauté cachée des laids des laids se voit sans délai sans délai », il a fallu deux siècles aux qualités intérieures du navet pour se dévoiler et se débarrasser des clichés les plus vils. Aujourd’hui, il a ses fans, mais aussi ses fanes qui se cuisinent avec le même bonheur que sa racine. Est-il enfin possible de l’ériger au rang qu’il mérite ? Chiche !
Comme les fleurs de la chanson, les navets sont « périssables » : Les amateurs d’Animal Crossing New Horizons le savent mieux que quiconque. Dans ce jeu vidéo déjà culte, entré avec un grand succès dans les foyers confinés au début du printemps dernier, le « légume des pauvres » est une affaire potentiellement juteuse, un produit tellement stratégique que les compétiteurs se les arrachent comme des petits pains.
On vous la fait très courte : ce simulateur de vie propose à ses inscrits de se glisser dans l’habit de villageois assez zens nantis d’une louable mission…rembourser le crédit de leur maison… sacré dessein ! Et l’une des meilleures solutions dont ils disposent pour se faire de la maille à bon compte – sans avoir à se bouger les arpions ni se tuer à la tâche -, c’est de spéculer sans vergogne sur le navet, opération qui consiste, en trader plus ou moins cynique, à guetter comme le lait sur le feu le cours mondial de la marchandise, à faire en sorte d’acheter au plus bas et de revendre dès que possible au plus haut avant que la racine ne pourrisse (au bout d’une semaine en général) et ne vaille peau de balle.
Quelles associations d’idées, bouffées d’inspiration et autres réflexions retorses ont-elles pu conduire les scénaristes de ce jeu vidéo à jeter leur dévolu sur le navet, au point d’en faire un fil rouge sonnant et trébuchant de leur « gameplay » et d’associer la réputation chiche de ce crucifère rustique à celle d’un indice boursier aussi scruté que le Dow Jones ? (pourquoi pas le chou, le radis, les lentilles ?)
Ironie ? Symbole ? Elan affectif ? Projet de réhabilitation à grande échelle ? Il est vrai qu’après des siècles de contre-publicité, les clichés péjoratifs que le navet a trainés comme autant de boulets s’accrochent toujours au papier tue-mouches du subconscient collectif.
Une image à reconstruire
Le lugubre champ-des-navets fait référence au cimetière d’Ivry-sur-Seine, ainsi surnommé parce qu’il fut aménagé sur des terrains où la racine avait jadis été cultivée.
Dans le registre du septième art, la plante a également fait son trou, trou qui n’est guère plus reluisant puisque le « navet » y dispute au nanar la palme du mauvais film par excellence. Métaphore qui remonterait à la sévérité du jugement artistique que de jeunes étudiants italiens proférèrent à la fin du XVIIIème siècle à l’encontre d’une statue d’Apollon installée au jardin du Belvédère à Rome : l’œuvre d’art, passée de mode en ces temps alors bousculés par les nouveaux canons du romantisme naissant, fut bassement qualifiée de « navet épluché », rapport à la blancheur de son marbre et à la « forme allongée et lisse de ses membres, dont la musculature n’apparaissait pas » (source : Claude Duneton, La Puce à l’oreille).
De loin en loin et de fil en aiguille, l’expression fit son nid dans le langage courant et passa de la statuaire à la peinture (où le navet devint interchangeable avec la « croûte ») avant d’intégrer le jargon du cinéma dans ce qu’il propose de moins flatteur, trois fois hélas !
Pour encore assombrir le tableau, le légume fut très longtemps associé en France – et plus globalement en Europe – à un met de famine qui, grâce à la simplicité de sa culture et son prix modique, accessible au plus grand nombre, en fut réduit à combler en temps de guerre ou de crise alimentaire les pénuries frappant les autres productions potagères. Triste sort que son teint hâve et sa silhouette rabougrie ont souligné d’un cinglant trait noir pour les siècles des siècles.
Au sein des classes laborieuses, il fut pourtant des plus populaires avant que la pomme de terre ne lui ravisse progressivement la vedette au XVIIIème siècle (merci Parmentier !), bientôt rejointe par une autre « racine », la carotte orange sélectionnée dès la fin du Moyen-Age en Hollande, à côté de laquelle l’antique navet faisait injustement « pâle figure ».
Une trentaine de variétés en France
La chair de ce cousin du chou et du radis (brassicacée) distille pourtant une saveur caractéristique, rattrapée au collet par des chefs cuisiniers de plus en plus nombreux à (ré)exploiter son potentiel gastronomique et la finesse de sa texture : son goût, pas toujours facile à définir, se décline en une multitude de sensations dont certaines caractéristiques, tantôt sucrées ou piquantes, tantôt fermes ou tendres, appartiennent à l’une ou l’autre des variétés qui composent son abondante famille (une trentaine en France).
Cette grande diversité se traduit par une multiplicité de formes et de couleurs, ellipsoïdale et rouge comme l’étonnant navet collie, sombre et longue comme le navet noir, cylindrique et opaline comme le navet marteau, ronde et jaune comme le très recherché Boule d’or. Les plus courants se présentent sous l’aspect assez neutre d’une petite sphère plus ou moins aplatie dont la robe se nappe en parts presque égales d’un ventre blanc surmonté d’un col violet : un costume type parfaitement incarné par le navet Milan, le navet Nancy et le navet Globe (ci-dessus).
Au potager, ce légume, dont on consomme l’hypocotyle tubérisé – la partie de la tige qui se situe à la jonction du collet (juste au-dessus de la racine) et des cotylédons (deux premières feuilles) – se divisent en trois groupes définis en fonction des périodes de semis et de récolte (il s’écoule en général deux à trois mois entre chacune de ces opérations) : avec un peu de méthode et un brin de calcul, le jardinier a la possibilité de panacher les différentes variétés d’été, de printemps et d’automne. Ce faisant, il s’assure d’alimenter presque toute l’année son stock de navets.
Les précoces sont installés de la fin février à la mi-avril et donnent juste avant le début de l’été : ainsi font le navet de Milan, le navet de Croissy et son homologue blanc plat hâtif.
Les variétés d’automne sont, elles, à semer de juillet et à septembre, pour une récolte qui s’échelonne parfois jusqu’à décembre : les « Nancy », « Boules d’or » et le navet noir long entrent dans cette catégorie.
Un « tardif » comme le « Globe à collet violet » s’arrache jusqu’en janvier (semis de juin à septembre).
Le navet est plus à l’aise en climat tempéré, dans un environnement ni trop chaud ni trop froid : il apprécie le soleil (avec une certaine modération toutefois) mais redoute la sécheresse et les épisodes caniculaires, raison pour laquelle il est indispensable de l’arroser dès que les besoins se font sentir, sous peine de voir ses belles racines devenir filandreuses. Il convient de lui offrir un sol frais et humifère (l’été, ne pas hésiter à le « pailler »). Voir nos conseils de culture.
En conclusion : mal connoté, victime d’assimilations hâtives, cible de préjugés collectifs et de raccourcis qui traînent en longueur, le « légume des pauvres » en a pourtant sous le pied et se reconstruit, pas à pas, une forme de virginité. Au mépris de leurs pères et parfois de leurs pairs toujours enclins à le bouder en cuisine, certains chefs gastronomes, séduits par la profondeur de son répertoire qui se révèle pêle-mêle à la vapeur, à l’étouffée, à la poêle, en soupe, en salade ou en purée, remettent le navet à l’affiche et au goût du jour (cuit au four, il dévoile une pointe de saveur sucrée, en particulier le Boule d’or). Avantage de taille dans le navet, rien ne se perd : ses feuilles (fanes) sont comestibles et, au potager, ses variétés -une trentaine – se complètent en série et en bon ordre pour s’offrir, avec la même régularité qu’un soap opéra, presque toute l’année et en toutes saisons.