Initialement cultivé pour ses feuilles, créditées de vertus médicinales, le cassissier a progressivement vu ses fruits susciter l’intérêt croissant des liquoristes, un secteur dont le kir, inventé à Dijon au début du XXᵉ siècle, est l’une des figures de proue.
Très rares sont les plantes comestibles, fruits ou légumes*, à avoir échappé à l’observation érudite des naturalistes grecs puis romains, véritables passeurs de cultures (dans les deux acceptions du terme) et auteurs d’authentiques pavés dont les longs descriptifs teintent le savoir livresque d’un soupçon de lyrisme qui détonne avec la littérature scientifique actuelle.
Le cas du cassis semble être l’exception qui confirme la règle : nulle trace de cet arbuste pourtant millénaire dans les manuscrits de l’Athénien Théophraste, présenté par ses pairs comme le père de la botanique. La plante semble passer également à la trappe des 2 176 pages et 37 volumes qui composent la gigantesque Histoire Naturelle rédigée un peu plus tard par Pline l’Ancien. Le savant Romain, qui a presque traversé l’ensemble du Iᵉʳ siècle de notre ère, évoque pourtant dans son ouvrage un végétal supportant « une grappe noire dans les grains de laquelle on trouve un nerf ». Rien n’atteste cependant qu’il s’agit du cassis, sans doute ignoré – plus que blacklisté – par ces lettrés qui faisaient alors du bassin méditerranéen le centre du Monde habité.
Du cassis contre la goutte
Le berceau du Ribes nigrum, nom scientifique attribué au cassissier, ce petit arbre buissonnant qui produit des baies globuleuses noires ou violettes foncées d’un diamètre de 10 à 15 mm, se trouve bien plus au nord de la Grèce ou de l’Italie : il pousse depuis des millénaires à l’état sauvage dans les parties septentrionales de l’Europe et de l’Asie, où les forêts humides et fraîches lui offrent un terrain d’élection à sa mesure.
En 1992, les deux botanistes germaniques Hermann Meusel et Eckhart Jäger avaient identifié et délimité l’aire d’origine du cassis, une carte qui, sur le Vieux Continent, correspond à un très large périmètre situé au nord du Danube, depuis la Grande-Bretagne et la Belgique à l’ouest, en passant, au centre, par les pourtours de la mer Baltique (Scandinavie comprise), la plaine allemande et la Pologne, jusqu’au cœur de la Russie à l’est où l’espèce a été domestiquée au virage de l’an mil.
Cantonnée à l’extérieur des frontières de l’Empire Romain, la plante mit un certain temps à gagner les rives de la Méditerranée, où le climat lui était certes moins propice (rustique, il résiste à des températures négatives et supporte mal les chaleurs estivales supérieures à 30°C qui l’expose à un risque de défoliation précoce). Certains historiens de la botanique vont jusqu’à affirmer qu’elle n’avait pas encore été introduite en Grèce à l’époque moderne.
En France, la première source iconographique révélant une mise en culture du cassissier remonte au début du XVIᵉ siècle : l’espèce apparaît sur une gravure réalisée par un enlumineur au service de la duchesse Anne de Bretagne. Sans doute était-elle utilisée antérieurement, mais aucune trace écrite ne permet de l’attester formellement.
La plante était alors surtout produite pour ses feuilles parfumées, servies en infusion aux personnes percluses de rhumatismes. Les anciens lui reconnaissaient volontiers certaines vertus médicinales, dont une étonnante capacité à éliminer les excès d’acide urique à l’origine d’inflammations articulaires (les fameuses « crises de goutte »).
Des qualités curatives vantées dans un ouvrage savant qui fit date un peu plus tard (1712, année de sa première édition à Bordeaux), signé de la main d’un abbé, Pierre Bailly de Montaran, également docteur de Sorbonne : intitulé « Les admirables propriétés du Cassis », ce petit traité très laudateur eut un impact publicitaire assez retentissant, au point que beaucoup de Français, fascinés par cet élixir de vie, présenté par un serviteur de Dieu – imprégné de science – comme la panacée à de très nombreuses maladies, succombèrent à la mode et enfouirent un pied de cassis dans un coin de leur potager.
La crème de cassis, œuvre de Lagoute
La « cassismania » resta cependant éphémère et s’effrita au fil du temps : après la Révolution de 1789, le cassis avait de nouveau presque disparu des radars et laissa peu à peu sa place vide au jardin.
Courte parenthèse, car l’arbuste retrouva vite les faveurs des Français : 1841 est une date-clé. Cette année-là, un cafetier de Dijon, le bien nommé Auguste-Denis Lagoute, perfectionna, à partir des fruits de la plante, une nouvelle crème de Cassis, plus puissante et onctueuse que les ratafias** qu’on lui fournissait.
Au-delà de ses qualités gustatives, la formule inventée par le commerçant bourguignon qui consistait à faire macérer les baies dans des alcools et d’en extraire à froid d’intenses boucles aromatiques, présentait aussi un intérêt économique : facilement« industrialisable », elle était reproductible à grande échelle et permit de distiller en masse une liqueur de crème de Cassis, la première du genre, d’ailleurs promise à un grand succès : dès 1845, sa fabrication avait déjà atteint la barre des 250 hectolitres.
Une goutte de kir ?
Cette invention en entraîna d’autres et Lagoute fit des émules parmi les esprits innovants de la ville, parfois aidés par le hasard : à Dijon toujours, en 1904, le maire Henri Barabant, soucieux d’économiser l’argent public, fit voter une délibération interdisant de servir du champagne lors des réceptions officielles données à l’Hôtel de Ville. Il remplaça les bulles, jugées trop couteuses, par du Bourgogne aligoté, un vin blanc qui se révéla finalement trop amer en raison d’un égrappage*** imparfait. Pour y remédier, l’élu « rouge » (il fut exclu du Parti en 1922) l’enrichit d’un tiers de liqueur de cassis façon Lagoute, des proportions qui ont varié à la baisse ensuite, pour tomber aujourd’hui à 1/5ᵉ de liqueur.
L’initiative de Barabant signa l’acte de naissance du futur Kir, une appellation qui fut décernée à l’apéritif quelques décennies plus tard par le chanoine du même nom, Félix Kir, maire de Dijon de 1945 à 1968. L’édile, assez porté sur la goutte, concéda dans un premier temps l’exclusivité de la marque à la Maison Lejay-Lagoute, droit qu’il étendit l’année suivante aux autres fabricants locaux, non sans susciter quelques remous commerciaux sur fond de propriété industrielle.
Des variétés et des goûts
Avec sa variété Noir de Bourgogne, précoce et très sucrée, la région dijonnaise assure actuellement environ un quart de la production française de cassis, dépassée toutefois par le Val de Loire qui cultive essentiellement le « Black down » : introduit en France en 1976, cet hybride se révèle plus productif, mais aussi plus tardif (récolte des fruits fin juillet/début août).
La subtilité et la richesse du cassis se découvre à travers bien d’autres variétés :
- Le cassis Titania, connue pour son rendement assez élevé et ses baies noires assez grosses, goûteuses, mais douces.
- Le cassis Andega, reconnaissables baies noires qui révèlent une saveur légèrement acidulée et fruitée.
- La variété « Cassis Ebony« développe de généreuses baies d’un noir profond et d’un arôme sucré, utilisées en cuisine pour créer des boissons rafraîchissantes, des pâtisseries, des sauces ou d’autres préparations culinaires.
Existe également en godet de 9 cm
* À part ceux des Amériques, découvertes à partir du XVIᵉ siècle
** Ancêtre de la crème de cassis proprement dite, il s’agit d’une boisson obtenue par macération de végétaux dans de l’alcool.
*** Opération qui vise, après la vendange et avant le pressage des raisins, à retirer la partie végétale de la grappe, à savoir le pédoncule, pour préserver le futur breuvage d’arrière-goûts herbacés et astringents.