Souvent comparée à l’épinard, parfois même confondu avec lui tant les saveurs respectives de leurs feuilles semblent proches (surtout lorsqu’elles sont cuites), les deux légumes n’appartiennent pourtant pas à la même famille botanique.
Les surnoms dont la langue commune et les dialectes régionaux l’a accoutrée trahissent ses particularités phytobiologiques et ses lointaines origines australes : « épinard d’été » pour les uns, « épinard de Nouvelle Zélande » pour les autres, la tétragone reçut également le titre assez peu flatteur « d’épinard du pauvre », clin d’œil à sa présence très épisodique sur les étals où elle tint longtemps le rôle de médiocre et discrète doublure de son faux cousin, pourtant mal-aimé, lorsque celui-ci sommeillait encore ou venait à manquer.
Ce légume-feuille, très lentement apprivoisé sous nos latitudes à la charnière des 18ème et 19ème siècle, bien après que l’épinard, venu d’Asie, eut été introduit en Occident à la faveur des croisades médiévales, doit sans doute à son caractère océanien cette faculté à bien supporter le cagnard. Moins prompte que son concurrent à monter en graine en pleine saison chaude, la plante exhibe ses éléments comestibles dès le mois de juillet. Offrande d’été dont les amateurs de potager font, à qui mieux mieux, stratégiquement usage pour effectuer la soudure entre les épinards de printemps, et ceux d’hiver.
Epinard et tétragone au coude à coude
Malgré leur similitude formelle et gustative, les deux légumes font chambre à part sur le plan botanique, même si elles appartiennent au même ordre, celui des Caryophyllales : à l’intérieur de ce taxon de quelque 9 000 espèces, l’épinard relève de la famille des chénopodes, et la tétragone émarge au club des Aizoacées. Voilà pour la carte d’identité officielle. En bouche par contre, l’un comme l’autre se tirent gentiment la bourre. Cuite, la tétragone révèle une saveur un peu plus iodée que son homologue, mais leurs qualités approximent. Crues, les nuances entre les deux légumes se manifestent davantage dans la texture, la néo-zélandaise se révélant plus grasse et croquante que l’épinard, sans oublier l’agréable sensation de velours procurée par les poils glandulaires qui tapissent finement chacune de ses feuilles triangulaires et charnues.
Son nom à connotation géométrique – le terme de racine grecque « tétragone » signifie « quatre angles », provient de l’aspect de son fruit formé d’une étrange capsule pourvue de quatre pointes qui se dressent comme autant de « cornes ».
Découverte en Océanie
De prime abord, ces petites excroissances auraient pu être interprétées comme un signe diabolique propre à heurter la sensibilité – très superstitieuse – des aventuriers Européens qui, à la fin du XVIIIᵉ siècle, entrèrent en contact avec cet épinard d’un autre monde : il n’en fut rien apparemment. Bien au contraire.
En attestent les écrits rapportés du voyage autour du monde de James Cook, navigateur britannique qui accosta, en plein Pacifique sud, sur les côtes de la Nouvelle-Zélande actuelle, le 6 octobre 1769 avec son trois-mâts croisé, l’Endeavour, transportant à son bord 94 hommes, dont un scientifique nommé Joseph Banks : dans son journal, ce dernier écrit qu’il eut l’heureuse surprise de trouver sur l’île des légumes « en quantité suffisante » pour rassasier l’ensemble de l’équipage. Mets parmi lesquels il cite « un très mauvais haricot », un « genre de persil » et « une plante rappelant un peu les épinards qui pousse dans le sud du territoire »*. Il s’empresse d’en gratifier certains d’un nom botanique, persuadé qu’aucun européen ne les a consommés avant eux** : la « Tetragonia Cornuta », dans son acception « occidentale », est née à ce moment-là. Un dénommé Sydney Parkinson, également présent sur l’Endeavour, en fait une première représentation graphique pour illustrer le journal de Joseph Banks.
Bon contre le scorbut
Rien ne dit, dans le document, si les autochtones de Nouvelle-Zélande, le peuple maori notamment, consommaient abondamment ladite « tétragone » qui prospérait à l’état sauvage sur les rivages de ce pays insulaire. En revanche, les explorateurs britanniques n’hésitèrent pas à en arracher les pousses à pleines poignées pour les cuisiner et les servir cuits au personnel du navire : l’opération devait leur permettre de faire le plein de vitamines C (la plante en contient 16 mg) et ainsi les prémunir contre le scorbut qui décimait à l’époque beaucoup de marins partis pour de longues et lointaines odyssées.
Face à la réticence de nombreux membres de l’équipage, peu disposés à se nourrir d’un légume dont ils ne soupçonnaient pas jusqu’ici l’existence, le capitaine Cook usa de plusieurs stratagèmes : la méthode douce consistait à en donner aux officiers afin qu’ils montrent l’exemple. Comme l’a écrit le navigateur dans son journal : « les marins ont en commun ce trait de caractère : dès lors que leurs supérieurs apprécient les aliments qu’on leur propose, ça devient, pour eux aussi, la meilleure chose du monde et son inventeur**, un homme digne de foi ». Toutefois, quiconque persistait dans son refus se voyait opposer la méthode stricte : quelques coups de fouets sèchement assénés !
De Londres à Paris
En avril 1770, l’Endeavour parvient jusqu’en Australie et entre dans la baie de la future Sidney : le capitaine du navire baptise bientôt le lieu « Botany Bay » en raison de la « grande quantité de plantes nouvelles » que les scientifiques y observent, dont les désormais fameuses tétragones, disponibles à profusion : le journal de Joseph Banks narre ce dîner composé de pastenagues et de feuilles de tetragonia cornuta réduites en bouillie » qu’il juge « aussi bon, ou presque, qu’un plat d’épinards ».
La plante, ramenée sous forme d’échantillons en Angleterre, fit son nid dans les jardins royaux aménagés à Londres (les célèbres « Kew gardens ») et finit par traverser la Manche afin de rejoindre Paris et les collections d’André Thouin, la main verte de Louis XVI. D’abord très discret, le nouveau légume bénéficie d’un coup de projecteur salutaire en 1819 lorsque les Annales de l’agriculture lui consacrent un rapport, par la plume du Comte d’Ourches, qui écrit : « en me donnant la tétragone cornue, Monsieur Thouin avait bien raison de dire qu’elle pouvait remplacer les épinards : elle leur est même bien supérieure sous tous les rapports du goût et sous ceux du produit ».
Deux siècles plus tard, la tétragone fait fureur auprès des puristes qui tentent de faire revivre, sous nos latitudes, les légumes anciens, rares ou oubliés. Au jardin, elle est appréciée pour sa capacité à bien résister à la chaleur (mais pas à la sécheresse) : dès le semis (de mars à mai), réservez lui une place au soleil sur un terrain frais et bien drainé.
*un jugement sans doute erroné : un navigateur néerlandais, du nom d’Abel Tasman, fut le premier à débarquer en Nouvelle Zélande, plus d’un siècle avant Cook (1642)
** c’est ainsi qu’on nommait celui découvrait un territoire, des ossements ou des aliments inconnus