Osez chasser un instant de votre esprit ce vieux hachis flasque imbibé de béchamel ou ce blob informe et verdâtre qui jaillit de sa boîte de conserve, comme un dentifrice de son tube, pour s’écraser dans le gosier de Popeye. Et vous obtiendrez, l’épinard qui, mangé cru ou à peine cuit, délicatement préparé, mérite tellement mieux que ces vétustes images… d’Epinal.
Si l’ancienne « herbe de Perse » est devenue l’actuel « épinard », c’est sans doute par référence aux petites aiguilles qui hérissaient le fruit développé par son espèce sauvage, originaire des montagnes d’Iran et du Caucase. Le légume, déjà cultivé depuis des millénaires par les populations orientales, tomba sous la dent des croisés européens à la faveur de leurs expéditions guerrières qu’ils menèrent en Terre Sainte à partir de l’an mil.
D’après une légende moyenâgeuse, la plante – de nature pour le moins accrocheuse – s’agrippa au crin et aux tapis de selle des chevaux mobilisés pour la bataille, lesquels finirent par la ramener à leur insu sous les latitudes Occidentales. Mazette ! Les Hommes du temps s’empressèrent de les récupérer, d’en faire germer les graines, si bien qu’ils baptisèrent pragmatiquement l’individu obtenu du très évocateur sobriquet d’espinoche, rapport à la petite couronne d’épines qui ceignait (avec un « c ») ses calices fructifères.
Ce nouvel aliment, dont on consommait les feuilles préparées en petites boulettes, eut du mal à s’imposer avant plusieurs siècles : et pour cause, un légume de la même famille – celle des Amaranthacées -, lui aussi importé d’Asie à une période bien antérieure (mais inconnue), occupait déjà le devant de la scène (avec un « s ») culinaire, à l’ère médiévale : il ne s’agissait rien moins que de l’arroche des jardins, un presque épinard, également appelé « belle dame » ou « chou d’amour », au goût toutefois plus prononcé que son illustre successeur, promis à une belle notoriété mondiale qu’il devra à une impressionnante série d’accidents historiques.
L’épinard, face de Carême
Répertoriée par Carl Von Linné au 18ᵉ siècle, ce savant suédois à la perruque poudrée qui débroussailla l’insondable méli-mélo du règne végétal grâce à son système de classification binominal, la nouvelle mouture de l’épinard, que la volcanique épouse royale Catherine de Médicis tenta déjà de populariser en France à l’époque des guerres de religion, acquit progressivement ses lettres de noblesse et bouscula la hiérarchie, au point de détrôner son rival et le reléguer platement dans la liste des légumes oubliés (que de nombreux maraichers et grainetiers, dont votre humble Serviteur, tentent toutefois de faire renaître de leurs cendres encore chaudes).
Mais revenons-en à nos mou…tures d’épinard : la cote de ce légume-feuille commença à grimper en flèche sous la plume d’Alexandre Dumas (flèche…plume…) qui lui consacra un chapitre entier dans son Grand dictionnaire de cuisine posthume (1873) : l’auteur des Trois Mousquetaires y décline une série de recettes (épinard à la vieille mode, au jus, à l’anglaise et même au sucre !) et tente par la même occasion de laver la réputation de cette « plante potagère », qualifiée plus ou moins péjorativement par ses contemporains de « balai de l’estomac ».
Récolté au début du printemps, au moment du Carême, l’épinard, connu pour ses propriétés diurétiques liées à sa belle teneur en fibres, arrivait en effet à point nommé après les longues et lourdes cures de féculents (pois, fèves) auxquelles s’adonnaient par nécessité les très nombreuses populations des campagnes, en saison hivernale.
La décimale de la discorde ?
Le destin du spinacia oleracea commença d’ailleurs à changer à l’époque de Dumas, pour des raisons indépendantes de la volonté du célèbre écrivain français : l’année même de sa mort (1870) – tout un symbole – un biochimiste allemand, Emil von Wolff, transmit à sa secrétaire les valeurs nutritionnelles de l’épinard qu’il venait d’étudier dans son laboratoire. Or, sa collaboratrice, aurait commis une « boulette » (pas de feuilles) qui fit tache d’huile jusqu’à la naissance de Popeye, en 1929 : une simple erreur de décimale propulsa à 27 milligrammes la teneur en fer du légume, au lieu de 2,7 en réalité.
Autre version : la bourde proviendrait d’une mauvaise estimation dont une équipe de chercheurs de l’Université américaine du Wisconsin se serait rendue coupable en 1934, au moment où Popeye, passés des comic strips aux dessins animés des studios Fleischer, entre définitivement dans la lumière.
Mythe ou réalité ? Une chose est certaine : cet oligo-élément, qui favorise la fixation d’oxygène au sein des tissus et des muscles, est bien présent dans l’épinard. Toutefois, ce dernier, loin de détenir le titre de champion du monde dans cette catégorie, qualité dont la culture populaire l’a affublée par omission, négligence, ou intérêt* est assez largement moins bien pourvu que les viandes rouges, abats, foies et autres boudins noirs (n’en déplaisent aux végétariens !).
Les 4 saisons de l’épinard
Personne ne conteste toutefois les bienfaits nourriciers de cette Amaranthacée, pauvre en calories et riche en eau, minéraux, vitamines (A, C, B9…), qualités qu’elle dispense toute l’année, ou presque lorsqu’on combine plusieurs variétés au potager. Les « rustiques », reconnaissables à leurs grandes feuilles vert foncé, lisses ou légèrement boursouflées, sont capables de résister à des conditions plus extrêmes, ou moins favorables.
En période froide ou très chaude, elles tiennent le haut de l’affiche avec leurs noms dignes de navets cinématographiques : ainsi en est du Géant d’Hiver (récolte de janvier à avril, ou d’octobre à novembre), du Monstrueux de Viroflay (semis en toute saison) et du Viking Matador qui, lui, supporte bien les fortes températures (semis de mars à août, récole de mai à octobre).
L’épinard Hélios, caractérisé par ses petites feuilles épaisses en as de pique et au port bas, passe également très bien la saison estivale : sa croissance est toutefois plus lente et tardive. Son avantage : il assure un échelonnement des récoltes sur le plus long terme (avril à novembre).
Le Lagos est une autre variété d’été. Ses particularités ? Il résiste bien à la montaison et produit beaucoup.
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Conclusion : encore aujourd’hui, l’ombre de Popeye, et celle de sa pipe, plane sur les épinards comme une éminence grise. Sans doute le cliché a-t-il contribué à nourrir positivement la réputation d’un légume dont la couleur sombre, la texture flasque après cuisson et les modes de préparation par trop simplistes ont desservi son image auprès des âmes sensibles. S’il possède finalement moins de fer en magasin que beaucoup de viandes, le légume-feuille a beaucoup d’atouts nutritifs à faire valoir. Vous avez dit nanar ?
*L’histoire est cette fois véridique : durant la deuxième guerre mondiale, les États-Unis, (patrie de Popeye) avait vanté – et sans doute survendu – la teneur en fer des épinards auprès de leur population afin de le présenter comme un excellent substitut à la viande, alors frappée de pénurie.