Les très mauvaises langues diront que le plus célèbre des légume-racine doit sa couleur à une bande de fayots : sans préjugé aucun, ni arrière-pensée, nous confirmons qu’une équipe de jardiniers Hollandais ont spécialement créé pour leur souverain cette variété tango qui tailla une réputation sur-mesure à la carotte et lui permit, sous cet habit si caractéristique, de coloniser le monde.
Un dicton populaire, dénué de tout fondement scientifique, martèle à souhait que la carotte rend aimable quiconque la croque à pleine dents. Or, l’ironie du l’Histoire veut que ladite carotte, dont on a tiré cette légende universelle, ait été dédiée à un prince qui n’était pas des plus commodes : pis que cela, l’homme manifestait une telle dureté et affichait tant de réserve et de rigueur aux yeux de ses contemporains (XVIème siècle) que la postérité l’affubla d’un épithète aussi chaleureux qu’une sueur froide : Guillaume Le Taciturne, rien moins !
Pour faire simple, il s’agissait d’un prince d’origine allemande dont la glorieuse auréole le destinait à libérer sa patrie d’adoption – les futures Provinces Unies (les Pays Bas d’aujourd’hui) – de la férule espagnole à laquelle sa plate contrée était soumise depuis le règne du Habsbourg Charles Quint (mort en 1558).
Pas ingrat pour un sou, le peuple des lagunes fut si reconnaissant à l’endroit du bravache Batave et de son coup de semonce anti-ibère qu’en signe d’allégeance il lui fit don d’une nouvelle variété de carotte qui, à l’aube de l’âge d’or de la peinture néerlandaise, fit très forte impression : le légume « new look » préparé à sa noble intention ne présentait pas l’aspect blanchâtre ou rougeoyant de la plupart des carottes du temps, mais condensait les deux nuances : de ces croisements multiples finit par naître une belle racine orange, la couleur fétiche de la Maison princière des Nassau auquel appartenait le glacial Taciturne, héritier par ailleurs de la principauté…d’Orange (la ville française du département du Vaucluse de nos jours). Bel hommage !
Lorsqu’elles se rejoignent dans un même dessein, la politique et la botanique sont capables de renverser la table de l’Humanité et faire grossir le long fleuve de son Histoire pour en répandre les eaux tumultueuses côté cour et côté jardin : imaginez-vous un seul instant ce qu’il serait advenu de la carotte et des potagers si, après le bouillonnement de 1789, les sans-culottes français avaient eu l’idée incongrue de créer une variété tricolore pour narguer Louis XVI ?
Toujours est-il qu’avant la Renaissance et ce virage hollandais, qui fit progressivement d’elle une vedette planétaire, l’ancienne carotte n’était guère en odeur de sainteté sous nos latitudes : celle du temps jadis était proche du type sauvage originaire d’Asie centrale où, entre l’Iran et l’Afghanistan actuels, la plante pousse encore spontanément dans la terre des steppes et y développent des racines rouges ou pourpres. Les variétés qui sont parvenues, par petites vagues successives, en Europe était souvent blanchâtres ou rouges, parfois violacées ou jaunes comme en trouve en Orient aujourd’hui : leur chair dur, leur cœur fibreux et leur peau coriace rebutaient les élites du Moyen-Age, lesquels voyaient dans cette « rave » davantage un ingrédient thérapeutique (pour améliorer la vue par exemple) qu’un légume à même de figurer dans la soupe des aliments dits « nobles ».
Attention toutefois : au cours d’une longue période qui s’étend de l’Antiquité jusqu’à la fin des temps médiévaux, les botanistes et les naturalistes ne distinguaient pas clairement la carotte – qualifiée de Pastinaca Galtica par le Romain Pline l’Ancien, au Ier siècle de notre ère – du panais, lui aussi blanchâtre et qui provient de la même souche végétale.
La famille en question est celle des Apiacées (reconnaissables à leurs fleurs en ombelles), un grand groupe où cousinent presque côte à côte le céleri, le fenouil ou encore l’aneth. Dans cette tribu, la carotte potagère entre dans une double case : l’espèce daucus carota déclinée en sous-espèce « Sativus». Il existe aussi une carotte sauvage qui répond au nom de daucus carota subsp carota : on trouve cette racine blanche ou violette dans la nature, au bord des chemins, dans les prés et sur les pentes montagneuses.
Le règne, dans nos assiettes, de la traditionnelle variété « rouquine » présente la même longévité que celui de son illustre récipiendaire royal évoqué plus haut, la dynastie Nassau, toujours installée sur le trône des Pays-Bas depuis l’avènement du marmoréen Guillaume le Taciturne.
Championne du monde du carotène
Dans les siècles qui ont suivi, ce nouveau type de carotte, moins fibreux et plus goûteux que ses ancêtres à chair blanche, a servi de base de travail aux jardiniers, agriculteurs et autres botanistes qui développèrent des individus à partir de ce modèle inventé au pays des tulipes et des moulins. La réputation du légume-racine cylindrique est même grimpée en flèche après qu’un chimiste allemand, Heinrich Wilhelm Ferdinand Wackenroder, en a extrait le carotène, ce nutriment que le foie -le nôtre – synthétise en vitamine A.
Or, la carotte crue, comme la patate douce, en contient beaucoup : 8 290 microgrammes pour 100 g en moyenne (jusqu’à 21 000 dans certaines variétés). Sa teinte orange, elle la doit d’ailleurs au carotène et à sa forme la plus répandue, le bêta, un pigment loué pour ses propriétés antioxydantes, bonnes pour les yeux et la peau du commun des mortels.
En revanche, les carottes rouge foncé et violettes – comme la Purple Sun – concentrent davantage d’anthocyanes, un autre pigment naturel, responsable de leur couleur et lui aussi reconnu pour ses effets bénéfiques sur la santé (il serait cardio-protecteur).
Certaines variétés vont jusqu’à combiner les deux tonalités, à l’image de l’étonnante « Purple Elite », violette à l’extérieur, orange à l’intérieur. Est-il besoin de souligner que la blanche Küttiger (ou küttigen), suisse d’origine, ne contient aucun pigment ?
4 à 500 types de carottes sont aujourd’hui répertoriées dans les catalogues officiels : entre longues, demi-longues, courtes et demi-courtes, sans compter les types « primeur » (récoltés d’avril à juillet), la carotte de saison (juillet-septembre) et la carotte « de garde » (automne-hiver), l’éventail de formes, de couleurs et de qualités est extrêmement large.
Quelques exemples : La « Touchon », française et précoce (un semis est possible dès février) développe une racine rouge-orangé. La conique et volumineuse « Chantenay à cœur rouge », qui remonte à la première moitié du XIXème – elle a été introduite sur le marché en 1829 – a servi de matrice à de nombreuses variétés créées ultérieurement. La « Nantaise améliorée » est spécialement adaptée aux sols lourds et la Colmar à cœur rouge, résistante au froid, est parfaitement calibrée pour l’hiver (récolte de septembre à décembre).
En conclusion : Jaune, blanche, pourpre, replète, ronde…avant d’être orange et cylindrique, l’aspect standard auquel on l’associe aujourd’hui, la carotte est passée par bien des états. Grâce à la culture de graines authentiques, ces formes anciennes parfois étonnantes, issues pour certaines de variétés régionales, réapparaissent au potager. La palme de la bizarrerie revient sans conteste à la carotte « grelot » Marché de Paris : avec son allure d’œuf, elle est peut-être, plus encore que la Short n’ Sweet (type Chantenay), la plus petite carotte de l’Histoire !
Les carottes ont toujours eu une place dans mon potager,avec le poireau et la pomme de terre ils sont pour moi des incontournables